gestion d'un peuplement d'épicéas dépérissant

rédigé en juillet 2022, dans le cadre d'une étude de Canopée, appuyé par Gaëtan Du Bus

 

1.     50 ha d’épicéa hors station

Le Groupement Forestier du Passet se situe sur le plateau d’Anglès (81). Il est constitué de 80ha, dont  20 de landes à bruyères et de zone humides pâturées puis de 60 ha de peuplements adultes dont  50ha sont des épicéas, plantés entre 1960 et 1970.

La forêt se situe entre 750 et 850 m d’altitude et  bénéficie d’un climat océanique avec une influence montagnarde et  méditerranéenne. Il y pleut jusqu’à 1600mm par an. Les sols sont sablo-limoneux, sur gneiss et de profondeur variable. Les vents d’est et ouest sont fréquents et les étés comportent régulièrement des périodes  de sécheresse.

Ces épicéas sont considérés comme étant hors-station et souffrent de tous les maux qu’on leur connait (typographe, armillaire, dendroctone, fomès, sensibilité au vent et nécrose sur l’écorce, encore mal identifiée).

Les plantations ont été faites par mes grands-parents, mon père s’est chargé de réaliser les premières éclaircies, et j’ai repris la gestion progressivement depuis 2013, officiellement en 2018 à la création de ma société Entrécorces. Mon père et ses frères sont les propriétaires  et je réalise moi-même la gestion et les coupes, accompagné par d’autres ETF.

 

Le choix sur la propriété est de conduire l’ensemble des peuplements avec une sylviculture mélangée à couvert continu. Cet itinéraire est déconseillé par la littérature pour plusieurs raisons :

-la fragilité des peuplements

-l’âge avancé (les arbres font en moyenne 35-40cm de diamètre moyen pour un objectif théorique de 60cm).

- l’inadaptation du peuplement à la station, en effet, il s’agit de changer en même temps la structure et la composition pour des essences plus adaptées.

 

La mortalité sur les épicéas est préoccupante mais les dégâts sont assez bien répartis sur la propriété. Et on compte entre 100 et 200 m3 dépérissement /an sur les 60ha, soit une perte annuelle inférieure à 1% du capital total et entre 20 et 30% de l’accroissement, ce qui, en phase de décapitalisation ne semble pas être un problème.

2.     3ha qui s’effondrent

Une zone en particulier est très intéressante car elle est entrée dans une phase d’ « effondrement ». C’est-à-dire que le peuplement semble avoir dépassé un stade où il pourra retrouver un équilibre de fonctionnement. Les sols n’y sont pas les plus pauvres mais sont très séchant du fait de leur double exposition au vent. Le typographe y est présent au stade épidémique.

Il est cependant intéressant de se rappeler que cela ne s’est pas mis en place du jour au lendemain :

a) trois vagues de dépérissement

2003 : peuplement intact
2003 : peuplement intact
2006 : Premières perturbations  Les attaques de scolytes datent de   2006. Même si elles semblent importantes sur cette vue aérienne, elles n’ont pas motivé de changement dans la gestion
2006 : Premières perturbations Les attaques de scolytes datent de 2006. Même si elles semblent importantes sur cette vue aérienne, elles n’ont pas motivé de changement dans la gestion

2017 caractéristiques du peuplement avant « effondrement »

Surface terrière entre 30 et 35m2/ha

Hdom =25m n=500 ; diam moyen =35cm ; volume estimé =400 m3 ; qualité relativement bonne.

 

2021: effondrement en cours : vents (2017) et scolytes depuis 2019

 

photo: Sebastien Guery
photo: Sebastien Guery

b)     État en 2022

3.     Choix et gestion

a)     Itinéraire classique

Dès les premières mortalités (2006), il probable que l’on ait classé ce peuplement comme vulnérable et sans avenir. C’est d’ailleurs à cette période que beaucoup de peuplements d’épicéas dans la région ont été rasé pour y implanter des douglas. C’est l’itinéraire classique, il est encouragé par le dérèglement climatique, les marchés et les subventions : il ne suffit pas de grand-chose pour le motiver.

 

b)     Récolte des dépérissements

La première réaction aux perturbations a été de récolter les arbres renversés, ou secs. Au début, ce n’était pas de gros volumes, mon père s’en est chargé, dans la continuité des autres coupes, en prenant quelques jours pour faire le tour de la propriété et exploiter ce qui était mort dans l’année. Plus tard, c’est devenu un chantier à part entière, occupant plusieurs semaines à deux personnes, équipés d’un tracteur + treuil.

On a toujours vendu ces bois au même prix que le reste des bois, autour de 50€/m3 Bord de route (qualité palette). Ce prix s’explique par des bonnes relations avec les scieurs, la récolte rapide dans l’année et le soin apporté aux purges.

L’exploitation de ces bois est payé à la journée et pour un équivalent entre 25 et 30€/m3 (contre 22 en exploitation classique sur la forêt).

La coupe de ces bois permet, indirectement, un suivi sanitaire précis de la forêt. Par exemple, constat simple à  la vue des volumes récoltés : les dégâts ne croissent pas de manière exponentielle, mais semblent plutôt suivre une variation cyclique. On a pu aussi constater que le fomès est moins fréquent que ce que l’on aurait pu craindre (on note la cause de mortalité à chaque arbre récolté). Tout cela restant des conclusions à réévaluer en permanence.

 

Dernière chose : cette étape permet de parcourir la forêt régulièrement, ainsi mieux la connaitre et entretenir les cloisonnements.

c)     Plantation

Dès les premiers dépérissements la question de la plantation des nouvelles trouées s’est posée. Ces plantations avaient un double objectif :

-          Palier à l’absence de régénération

-          Diversifier les essences principales du peuplement futur.


 Elles devaient faire face à de nombreux obstacles : principalement la fougère aigle et le chevreuil

Après une période d’essais, les plantations se sont fixées sur 2 modalités de cellules  (autrement appelés collectif, ou nid) :

 

-          Modalité « prosilva »

Entre 9 et 20 plants d’une seule essence, espacés de 2m, protégés individuellement par un tuteur en châtaignier.

Parfaitement adaptée à trouées déjà un peu "sales" (rémanents ou adventices) et à la géométrie variable.

 

-          Modalité « exclos »

Entre 5 et 10 plants d’une seule essence, espacés de 1 m, protégés collectivement par un grillage.

On applique cette modalité aux trouées de petites tailles et  « propres » où rien ne s’oppose à la circulation du chevreuil.

 

Chaque collectif est composé d’une seule essence ; on change d’un collectif à l’autre, en essayant d’alterner feuillus/ résineux. Par station, on a donc : station pauvre de « sommet »  = chêne boulot-pins-cèdres, station riches de versant = douglas-érable et station riches avec hydromorphie temporaire= mélèze d’Europe-aulne glutineux.

Bien évidemment, entre les collectifs, on espère une régénération naturelle mélangée (épicéa, hêtre sapin pectiné), qui vient facilement.

 

c)     Arrêt de toute coupe d’anticipation

L’ensemble des 2 actions présentées ci-dessus permet 2 choses vis-à-vis des perturbations :

- minimiser les pertes économiques

- accélérer la transformation de la structure et de la composition de la forêt

 

Ainsi, lorsque les dépérissements adviennent sur une zone, ils ne sont pas un « problème » : on se contente d’appliquer ces réponses en réaction et on arrête toute forme de coupe d’anticipation incluant les éclaircies où le regard de l’humain est bien moins efficace que les perturbations pour sélectionner les individus résilients.

Il est évident que les notions de coupes «  sanitaires » n’ont aucun sens dans cette gestion. Dans les zones fragiles, on conserve les individus jusqu’à des stades de dépérissements très avancés (descente de cime) voire morts, s’ils peuvent apporter une protection à d’autres autour d’eux.

4.     Bilan, 15 ans  plus tard

Dès 2006, aux premières attaques de scolytes,  le choix « classique »  aurait été de tout raser pour planter autre chose. Aujourd’hui en 2022, le peuplement n’est clairement pas en bonne santé mais il n’est pas entièrement mort et présente des réactions très encourageantes.

 

a)     Apparition progressive d’une régénération mélangée à partir des lisières

Après une phase d’inertie où explosent fougères-ronces-genêts aux centres des trouées, est apparue sous le couvert des arbres vivants une véritable marée de régénération naturelle, présentant une densité et un mélange parfaitement enthousiasmante (douglas, épicéas, sapin, hêtre, érable, frêne, merisier, tilleul).

La présence à proximité de semencier de toutes ces essences (aidée des vents) a certainement favorisé cette diversité, et il faudra peut-être se montrer plus « actif » sur le reste de la propriété. D’autre part, un suivi précis de ces semis sera nécessaire pour comprendre l’évolution de cette diversité et éventuellement agir dessus.


 

b)     individus résistants

 

Tout n’est pas mort ! Les attaques successives peuvent paraitre sans pitié : le fomès affaiblit les systèmes racinaires, le typographe en profite pour «  entrer » dans le peuplement et enfin, le  vent balaie ce qui est encore en vie. Malgré ça, force est de constater qu’il y a des arbres encore debout, résistant individuellement ou par poche. Ils sont des héros, pour faire une analogie tristement de circonstance, et portent avec eux beaucoup de promesses pour la constitution du peuplement à venir : génétique adaptée, constitution d’une protection favorable aux jeunes arbres et participation à l’automation biologique.

 

ci dessous

à gauche: peuplement de 60 ans intact

au milieu : 2 individus résistants au centre d’une attaque de scolytes. Étonnamment, ce ne sont pas ceux qui avaient le meilleur H/D dans le groupe (phénomène également observé sur d’autres attaques). Observer également l’arbre sec sur la droite, conservé comme protection.

à droite: individus résistant, 15 ans après perturbation, présentant des houppiers vigoureux

 

c)     Bois mort

Enfin, dans ce peuplement écroulé, il est important de constater la présence accrue de bois mort, issus des purges (fomès, casse par le vent) et des rémanents (exploitation jusqu’à 15 cm de diamètre).

Le respect des cloisonnements permet, entre les passages, le développement d’une « couche » constituée de  fougère, ronces et bois mort, apportant une vie au sol qui a manqué lors de 60 ans de monoculture équienne.

La desserte interne, régulièrement entretenue permet un accès aux semis et plantation. Cet entretien n’est pas à négliger pour le confort des intervenants (moi !) et la qualité des interventions.

5.     Point de vue économique

 

a)     Comparatif

L’itinéraire courant dans la région est le célèbre duo coupe rase + plantation, imaginons qu’il est été mis en place en 2017 (beaucoup auraient rasé dès 2006). Tous les chiffres sont à prendre avec des pincettes.

Une coupe rase en 2017 aurait rapporté:400m3/ha vendu à 25€/m3 = 10 000€/ha .

La plantation, comprenant protection et dégagement aurait coûté = 5 500€/ha.

Soit un résultat de 4 500 €/ha. On aurait en 2022, une plantation de 4ans dont la valeur d’avenir peut être estimée à 4 000€/ha

 

 

Dans notre cas, les ventes de bois successives ont généré une recette de 4128 €/ha (bord de route), avec un cout d’exploitation + maitrise d’œuvre de 2236 €/ha, soit une recette nette de 1892 €/ha. L’exploitation de ces bois se fait  sur une base de rémunération  à l’heure. Ramené au m3, cela représente un surcoût de +20-30%.

L’installation et l’entretien des cellules plantées a couté 647 €/ha.

 

Le résultat est donc de 1245 €/ha. En 2022 nous avons un peuplement qui comprendrait entre 200 et  250m3/ha, avec des marchés bien meilleurs. A 50€/m3 vendu sur pied, sa valeur dépasserait les 10 000€. Même en considérant que la régénération a une valeur nulle, le bilan économique est encore largement à l’avantage de l’option choisie.

Au-delà du côté financier, difficile de comptabiliser les avantages d’avoir un sol qui n’a pas subi de mise à nu…

b)     Subvention

Les subventions peuvent changer ces deux résultats. Pour l’option 1, avec une subvention de 2500 €/ha (Feader 8.5) le résultat net serait de 7000 €/ha. Pour l’option 2, avec une subvention de 1500 €/ha (Sylvacctes, pas encore dans le Tarn en 2017) le résultat net serait de 2745 €/ha avec le peuplement actuel

Notons que le montage de dossier de subvention reste compliqué pour ces opérations où tout est imbriqué (exemple : repérage des zone à planter lors de la récolte des dépérissements) et où le conflit d’intérêt est sous-jacent : l’opérateur est le gestionnaire, faisant partie de la famille des propriétaires.

Enfin, il ne faut pas sous-estimer la lourde part de l’expérimentation avant ajustement : période où des frais sont engagés en face de résultats pas toujours au rendez-vous.

 

 

6.     N’importe quand tout peut disparaitre

 

Beaucoup d’arbres meurent sur cette forêt, sur cette parcelle. C’est particulièrement frappant lorsqu’on la parcourt à pied.

Mais le recul des visions d’ensemble (par exemple quand excel nous indique une mortalité inférieure à 1% du volume total/an ou que les cartes nous montre que cette mortalité se répartit plutôt bien sur l'ensemble de la propriété) permet de constater que tout ne meurt pas. Ce qui a pour conséquence, dans le temps, la mise en évidence d’individus résistants et l’apparition d’une régénération riche.

 

Un changement de point de vue permet de se rendre compte que cette forêt n’est peut-être pas en train de s’effondrer mais plutôt en train de se régénérer, de muer vers une forme, étagée, mélangée, mieux adaptée. Il est important de voir ce peuplement comme un état transitoire, de préparation vers une forêt plus stable (même si les changements climatiques font voler en éclats les notions de stabilité écologique).

Il est dans mon intérêt d’humain que cela n’aille pas trop vite, pour éviter un chaos trop grand : trop de branches (accès, visibilité) ou trop de fougères (blocage de la régénération), pour que j’ai toujours la possibilité de prélever du bois (pérennité d’une profession, d’une filière).

Le grand défi est d’accepter ce changement de forme forestière, de faire confiances aux dynamiques forestière tout en parvenant à les comprendre, les suivre et les infléchir si j’en ressens le besoin.

Les pistes à explorer sont nombreuses : je pourrais chercher, par l’observation et les mesures, à mieux connaitre le comportement de la régénération et des résistants, qui constitueront  le peuplement de demain. Mais aussi celui des perturbations, et pour aller encore plus loin,  apprendre à connaitre les éventuelles parades naturelles (prédateurs des scolytes, par exemple),  et comment les favoriser.

 

 

Je ne m’attarderai pas sur une comparaison avec la coupe rase. Un choix a été fait de tout faire pour éviter cela, et c’est à partir de ce moment que l’on peut commencer à trouver des solutions adaptées aux réactions de la forêt et aux objectifs du propriétaire. J’ai parfaitement conscience que, pour de multiples raisons, cela a été possible ici et serait difficile à reproduire ailleurs. Ce qui est important à mes yeux, c’est que chaque cas est différent, et qu’il est primordial de construire des réponses adaptées à chaque forêt, chaque parcelle, basées sur l’observation. Les comparaisons restant primordiales pour le partage de connaissance.

 

J’ai conscience que ce qui reste de ce peuplement peut disparaitre d’un jour à l’autre (ce qui vaut quelques nuits blanches lors des grandes canicules ! texte: chaleur). Dans tous les cas, je suis persuadé que ça vaut toujours le coup, surtout qu’ « attendre de voir avant d’agir » permet toujours de changer d’avis (je peux toujours raser ce qu’il reste). Les enseignements tirés de la réaction des arbres et du sous étage sont extrêmement précieux, souvent agréablement étonnants et permettront un travail encore plus juste sur les 47 autres hectares d’épicéas de la propriété.

 

Enfin l’ombre des arbres encore debout est ce qu’il y a de plus précieux, ils permettent à la vie forestière de continuer son chemin en son couvert, et portent avec eux l’espoir d’une forêt plus résistante qu’on pourrait la croire.

 

 

Sebastie Guery a réalisé un court métrage documentaire, en partie sur le travail sur cette parcelle: Sculpteur de lumière