280 mètres cube de douglas

280 m3 de douglas, pour 62 arbres, soit un volume unitaire de 4.6 m3, coupe d'irrégularisation sur une parcelle de 4.3 ha de futaie régulière de douglas.

 

Pour présenter le chantier, je peux dire que nous étions 4 :

 

-Laure Ferré, géniale scieuse

 

-Gaëtan Dubus, gestionnaire attentif et engagé, représentant de propriétaires ouverts

 

-Benjamin, ici débardeur

 

-Et moi, ici bûcheron

 

Le chantier consistait à abattre et débarder 63 douglas pour la Scierie Ferré, arbres qu’elle avait acheté au propriétaire, représentés par Gaëtan qui a marqué et commercialisé la coupe.

 

J’ai pas commencé ce chantier serein. Un bûcheron dont j'étais assez proche venait de partir dans un accident au bois, je sortais d’un mois de novembre chamboulant et peu boisé, bref, le début de saison était plutôt compliqué. La parcelle était compliquée,  fond de l’hiver, froid, pluie et journées courtes. Enfin, les arbres semblaient un peu gros pour le tracteur de  Benjiman-débardeur.

 

J’espérais sortir de mes miasmes. Que dans le fracas du premier arbre abattu disparaissent peurs, angoisses et lassitudes.

 

Mais il  faut croire que faire tomber des géants végétaux de 35-40 m de haut pour se rassurer, c’est pas la meilleure idée.

 

Il a fallu attendre le 3eme arbre, un gros pépé de 6m3 remonté au cric dans un petit espace pour  que circule à nouveau dans mes veines la sensation d’énergie brute que j’affectionne tant.

 

En réalité, il a fallu attendre encore une paire de jours de travail avant  de sentir en moi le sentiment de plénitude d’être au bois. Et il n’est passé qu’en coup de vent. La fatigue de fin d’année, le sous-bois harassant et cette pente assassine ont été agrémentés par une pluie persistante, ajoutant des seaux de boue à l’aventure.

 

Ce sous- bois est fait de petits frênes et de châtaigniers, de chèvrefeuille et de ronces. Ils sont vraisemblablement apparus à la dernière coupe et créent un joyeux bordel. Se déplacer est un tel calvaire ! Mais en plus d’être pénible,  ce sous-bois est une grande interrogation. On est sur un versant orienté Sud Est, par conséquent, les frênes n’y ont pas leur  place. Je suppose qu’ils sont juste là  temporairement dans la vie de la forêt, pour calmer le déséquilibre que la monoculture a créé. Les châtaigniers pourraient y trouver leur compte, je pense, si le sol n’est pas trop mauvais. La santé des douglas est plutôt préoccupante, la littérature les considèrerait comme trop bas en altitude. Mais il pleut beaucoup et on est au frais dans ce vallon. Gaëtan-gestionnaire ne veut pas faire une croix définitive  sur eux, et à voir ces grands troncs sur cette parcelle, c’est logique. Il faut aussi prendre en compte que c’est une première génération. Qui peut prédire comment s’en sortiront leurs enfants, riches héritiers des aptitudes génétiques des pionniers les plus résistants ? Gaëtan et moi sommes d’accord pour dire qu’un mélange châtaignier-douglas serait un joli compris, un sacré bordel pour le bûcheron mais un beau compromis.

 

Par contre, des semis de douglas, il n’y en a pas des masses. Peut-être qu’ils apparaitront au fil des éclaircies progressives ?

 

 

 

A mesure que la coupe avance, je réalise que cette forêt a un côté qui n’est pas chaleureux. Je sais que ce n’est pas ce que l’on demande à une forêt mais à devoir l’arpenter, j’en fais le constat. On ne sait pas où s’assoir, où se garer, les distances sont immenses et quand Ben part emmener un chargement à la place de dépôt, ça lui prend une éternité. On ne se voit pas parce que c’est le bordel, on ne s’entend pas parce qu’on est loin. Je compare aux parcelles du Passet, où le sous-bois est clair, plat, les distances à la piste : raisonnables. Là-bas, les contacts avec Ben sont simples, on travaille vraiment ensemble, on discute régulièrement et ses gestes sont dans la continuité des miens, et vice-versa, dans une fluidité apaisante.

 

Ici, ce n’est pas possible. Ajoutons que le débardage est complexe puisque les bois sont gros, la distance jusqu’aux places de dépôt est immense, et elle passe par des tournants pas bien foutus et surtout, qu’il y a une épingle à cheveux à passer avec  des bois de 15m de long. Alors Ben est obligé de détacher les arbres et les prendre par l’autre bout.  Bref, comme le débardage est compliqué, c’est primordial qu’il prenne les bois par le gros bout, afin qu’ils soient plus maniables, et par conséquent, il faut bien calculer son coup à l’abattage  (J’abats pour qu’il puisse prendre par la tête, il fait faire un demi-tout aux grumes afin de passer les virages mal foutus le pied  de l’arbre près du tracteur). Bref, les complexités se cumulent et font que rien n’est fluide et que les journées sont remplies de petits contretemps comme des cailloux dans la chaussure (un tas de ronces qui t’empêche d’aller d’un arbre à un autre( -3min), attendre le retour de Ben pour qu’il me dise comment il souhaite débarder tel arbre(-5min), attendre Ben pour ne pas faire tomber un arbre sur un autre (-10 min), aller chercher un guide de tronçonneuse de rechange à la voiture (-20 min), une bordure qui tombe sur un talus (-1heure d’ébranchage, que tu termines rincé))

 

Bref, c’est rude. Et je ne l’avais pas prévu, pas autant que ça. Encore une fois, c’est le cumul qui rend l’ensemble infernal. Sebastien Guery est venu visiter le chantier. C’est dans son regard que j’ai vu à quel point on était dans un engagement brutal ! J’écris encore une fois  la cause : pente, sous-bois, pluie, inconfort, les grands et hauts bois.

 

Je me suis mis deux coups de tronçonneuses, des petits. Un sur la chaussure, l’autre dans la cuisse, passé à travers le pantalon. Rien de grave mais de l’inquiétude : troisième fois de la saison. Et je mets ça sur le compte de la fatigue, de trop de chose dans la tête. Dans les 2 cas de ce chantier, ça correspond à des moments, de… Comment décrire cet état ?  Oui, de la fatigue mais pas celle de l’épuisement qui t’enlève de la force, celle qui te décale de la réalité. Tu es là mais les gestes ne sont pas bons, les décisions sont fainéantes et floues. Le genre d’état qui doit pouvoir se régler par une bonne pause. Arriver à cerner ces états.

 

Je traine toujours avec moi cette question : L’épreuve physique abime-t-elle mon corps, ou bien l’endurcit-elle ?

 

Les bois ne sont pas particulièrement jolis, ni spécialement moche non plus. Je pense que Laure sera contente, je lui envoie des photos du chantier par MMS. Ben s’en veut de mettre de la boue sur les troncs (tout autant que d’abimer la piste). Il s’applique mais les virages, les talus et la pluie sont impitoyables et vraiment, je crois que l’on fait au mieux. C’est juste que Laure est sympa, on veut lui faire plaisir. C’est quelque chose que j’aime dire quand je parle de filière courte du bois : Tu respectes l’affûtage de l’autre. Y’a rien de plus précieux. Mais ça, c’est la théorie, en pratique, on on fait au moins pire.

 

A l’heure où j’écris ce texte, le chantier est terminé. Je dois signaler que l’on est content, qu’on était parfaitement au niveau pour encaisser le choc et je liste les points positifs :

 

-20min pour être sur le chantier, au fond de l’hiver où les journées sont si courtes, c’est vraiment le pied !

 

-Ben a tout débardé, son treuil et son tracteur se sont révélés plus costauds que ce qu’on les croyait. Et lui-même, être humain  de taille courante, bruns, un petit peu sauvage sur les bords, drôle et infiniment gentil. On est tellement sur les mêmes rythmes de travail, de qualité. Son engagement physique doit être  légèrement plus  important que le mien mais je ne vois pas à quel moment c’est un problème. Mais quelle chance j’ai de pouvoir travailler avec lui. Quelle chaleur !

 

-Le cric pour l’abattage. OK, c’est infernalement lourd (qui pénibilise encore un peu plus les déplacements) mais qu’est-ce que c’est confortable ! J’ai quasiment tout abattu vers le haut de la pente et ça s’est fait la plupart du temps sans trop de problème. Quand tu tapes sur des coins, le cœur monte dans les tours, tu transpires, tu t’épuises. Avec le cric, tu appuies progressivement, par petite poussées, en expirant, en prenant le temps de regarder l’onde de la poussée remonter jusqu’à la cime. Plus que pour simplement donner l’impulsion initiale de chute, j’ai même  pompé jusqu’à désencrouer des bordures récalcitrantes. Seuls trois arbres sur 60 ont nécessité l’intervention du treuil ; un seul par erreur de jugement, les deux autres parce que j’ai tenté des choses ambitieuses.

 

-enfin mon affûtage était bon, et ce, de manière constante tout au long du chantier. Je n’ai pas trop loupé mes visées. Je pourrais encore améliorer ça. Je persiste à viser un peu trop à droite et à ne pas bien faire correspondre le plafond de l’entaille avec le plancher. Bref c’est améliorable pour des gains de  temps et du confort mais globalement, c’était au niveau.

 

 

 

Dernière chose : c’est incroyable à quel point ma perception de la parcelle a changé. Pendant le martelage, j’ai vu des arbres, ils étaient anonymes à mes yeux, semblables à des étrangers. Maintenant j’ai l’impression de mieux les comprendre, tout comme la parcelle. Qui est malade, comment ? Où sont les plus beaux arbres ? Comment sont les pentes ? Où sont les arrivées de lumières ?

 

Au début de ce texte, je ne savais pas comment allait se régénérer la parcelle. Maintenant c’est limpide. Des semis, il y en a, mais  ils se font dépasser par la concurrence des frênes, des ronces et du chèvrefeuille mais ils sont là. Ils méritent une attention particulière. A avoir arpenté la parcelle, je sais où les situer, c’est d’autant plus faciles qu’ils sont par tâches. Je ferai une petite carte pour Gaëtan, content de mes observations et on devrait pouvoir avancer vers cette parcelle mélangée douglas-châtaignier qui nous ferait tous les deux plaisirs.  Lors de réunions forestières, j’entends souvent les participants dire sur le ton de la complainte : « y’a pas de régé, y’ a pas de régé ». Et bien dans ce cas précis, c’était une erreur de perception. La régé était là, il fallait juste la voir.

 

Faire corps avec la parcelle : morfler et comprendre. L’importance primordiale d’être les pieds sur la terre. Les aller-retour inutiles ne le sont pas. Etre là, observer, observer, observer !

 

 

 

C’était  le dernier chantier 2020. Je suis épuisé, quelle année ! (surtout à cause des facteurs extérieurs (pandémie, incendie, publication de livres, achat de maison, scieries dans les choux)). Je n’ai pas vraiment droit à des vacances, mais je me pose, j’écris ce texte pour tourner la page. Ce n’était quand même pas le plus difficile des chantiers, mais pas le plus facile. Il est certainement de ceux qui font avancer. Le prochain est à Roquecave, il ne se sera pas des plus facile , mais il demeure  un petit chantier  dans des forêts feuillues pour des amis et le contraste vers quelque chose d’apaisant est criard.