Comment j'ai aimé cette forêt : Le Passet

80ha dont 50ha de plantation d'épicéas communs (60 ans)

700-850 m d'altitude

Climat océanique avec influences méditerranéennes et montagnardes. pluviosité autour de 1600 mm/an. Sol acide sur gneiss, moyennement profond à profond, Sablo-limoneux. pentes faible: situation de plateau.

 

 

La forêt du Passet fait aujourd’hui 80ha. C’est le père de mon père qui est à l’origine de tout ça. Il a acheté des parcelles agricoles, plus ou moins délaissées, je ne sais pas trop. Et il les a plantés, en grande majorité en épicéas, en 1960 sur 50ha, le reste étant des zones humides pâturées par les vaches des paysans voisins. Décédé assez tôt, c’est ma grand-mère qui a assuré la fin de la mise en place de ces plantations.

 

 

Dans les années 80, et je crois après un déni assez prononcé, mon père s’est plongé dans ce bébé océan vert. J’aime l’imaginer, à mon âge d’aujourd’hui s’élançant sans connaissance ni recul, avec une vieille tronçonneuse à créer des passages dans un champ d’arbre. Mal rémunéré, pénible, il a endossé, quasiment seul, ce rôle ingrat de devoir faire passer une plantation en quelque chose qui commence à ressembler à une forêt. « Mais tu es fou ? » « Comment tu as fait ? ». Admiration et gratitude sont venues se mélanger à la relation complexe d’un fils à son père. Petit à petit, il m’a laissé les reines de la gestion de cette forêt, pour mon plus grand plaisir et mon plus grand challenge sylvicole.

 

 

Ma relation au Passet est un truc qui a toujours été là, je suis né dedans, les tripes incrustées. Depuis l’enfance où les retours de mon père emplissaient l’entrée sombre de la maison d’odeurs de résine et de cèpes débordant d’un panier.

 

 

Des premières fois où je suis venu m’essayer à la tronçonneuse avec lui, je n’en ai qu’un souvenir vague et informatif : j’avais ébranché deux arbres, et c’est tout. Je suis revenu plusieurs fois, d’autres hivers. Dans ces souvenirs, la forêt était un beau champ d’épicéas régulier. J’aimais le travail méthodique, l’odeur, la fatigue, l’exposition aux éléments, la répétions de gestes hors du temps… bref, je découvrais le métier. Un peu comme les enfants qui courent sans savoir où ils vont, heureux du moment que le corps gigote, être dans les bois me suffisait dans la simplicité sans les pourquoi du comment.

 

 

Ainsi, Le Passet fut le lieu fondamental de mon apprentissage, depuis mes premiers coups de tronçonneuse, au premier chantier géré avec Charles, à la répétition avec Christophe, jusqu’à l’abrutissement. Je n’oublie pas ce record de 38 petits épicéas en une journée. Il faut bien faire ses gammes d’une manière ou d’une autre. Le Passet n’était plus un endroit de villégiature. C’est l’endroit où j’ai commencé à faire des chiffres gros, qui ressemblent à ceux des pros, ce que je rêvais d’être… le suis-je un peu devenu ? Ensuite avec Benjamin, qui, je me rends compte en relisant ce paragraphe, est une sorte de mélange entre la coolitude de Charles et la maîtrise de Christophe. Une sorte de coup de cœur pour ce type un peu sauvage où, dans des épicéas de Sitka pas vraiment magnifiques, le simple plaisir d’être en forêt, ensemble, une tronçonneuse dans les mains nous a suffi pour comprendre la synchronicité de nos rythmes. Benji-man. C’est tout jeune encore mais j’aime imaginer de nombreuses coupes successives, en écho avec la forêt qui change.

 

 

Cette forêt est devenue l’armature de mon activité professionnelle. Sa monoculture m’écœure parfois. Et je suis content de quitter toute cette résine, mais c’est toujours pour mieux la retrouver, cette piquante odeur acidulée dans l’habitacle de ma voiture.

 

Et puis il y a eu ces problèmes sanitaires grandissants. Il m’a fallu gérer le renouvellement : des nouveaux arbres et un mélange. Mon travail n’était plus la prolongation de celui de mon père,  de nouvelles tâches m’incombaient et j’ai dû les penser, les construire.

 

 

La forêt s’est mise à changer rapidement : cette peau verte, autrefois homogène, se scarifie en peau de léopard, attaquée par les vents, les insectes et les maladies. Alors, en la parcourant en boucle à longueur d’année, je l’apprends par cœur.

 

 

Mon plaisir de regarder les arbres pendant des heures a fusionné avec la nécessité de comprendre comment un arbre souffre, se défend, et parfois, survit et se régénère. Avec ces épicéas, qui, avouons-le, n’étaient pas vraiment adaptés à ces latitudes, je me suis mis à détester la chaleur et à haïr l’été. Aujourd’hui, je me plais à voir les gouttes d’eau tomber du ciel, alors qu’enfant, je les avais associé, à la boue, au gris du ciel, à l’ennui. La pluie vitale, je la chérie au nom de ces épicéas

 

Et quand je n’y suis pas, je ressasse les visions de chênes et d’érables qui viennent d’eux-mêmes, porté par le vent et les oiseaux, transperçant ronces et fougères pour apporter une diversité que je ne saurais obtenir de mes coups de pioches. Ces visions m’apaisent profondément.

 

 

On est en 2021. Ce printemps j’ai vu quelque chose d’inédit. Fin du mois de mars, pendant un chantier de sciage, un vent chaud soufflait depuis la mer. Et s’est mis à pleuvoir des arbres. Portées par l’air tiède, des graines d’épicéas, plus petites que des grains de poivres, attachée à leur petite aile, tombaient en tremblant tout autour de nous. C’est la première fois que je voyais ça, j’étais heureux mais plein de question ! Les graines d’épicéas ne sont-elles pas sensé tomber à l’automne ? N’ai-je jamais vu ce phénomène parce que je ne me suis jamais trouvé au bon endroit au bon moment ? ou bien parce ce n’était jamais arrivé ? S’il était déjà tombé un jour un tel tapis de graines, je l’aurais vu, non, ne serait-ce que sur les pistes ? Je croque du bout des dents ces bébés arbres qui ressemblent à des petits grains de sarrasins. Sans surprise, ils ont un goût de pignon, en plus acide. De nombreuses graines sont creuses et mon ultime question est la suivante : vont-elles toutes germer ? Transpercer les couches de mousses en sous-bois ? Est-ce que cet épisode restera comme un en-tête de nouveau chapitre dans l’histoire de la forêt du Passet ?

 

 

Le 11 juin de la même année, lors du marquage de la coupe d’automne, la joie infinie de voir que de ces graines ont germé des bébés épicéas, partout comme de petites étoiles vertes flottant sur la mousse. Ce n’est pas une victoire encore. Mini-gars, tenez l’été ! Désolé, notre société vous pond des étés coriaces. Soyez fort, passez la couche de mousses, trouvez du frais. Si je trouve un acheteur pour les arbres de dessus, on viendra vous donner un peu de lumière.

 

 

Cette nouvelle génération d’arbre créé une énergie nouvelle.  Alors, je reprends confiance en cette force qui est là, tranquille et discrète, et je me rappelle encore une fois à quel point elle peut être surpuissante. Elle peut tant m’aider, me protéger de mes potentielles erreurs d’humain prétentieux. D’ailleurs quand le moral flanche et la fatigue  me gagne en profondeur, rien ne vaut une balade dans les fourrés de jeunes arbres pour me redonner la force de ne pas m’arrêter. Ces bouts de bébés géants qui bataillent en sous-bois, ils sont une forêt de demain, qu’y a-t-il de mieux comme espoir ?

 

Mais quand vient le mois de juillet, inévitablement, déboule dans mon cerveau la peur. Il fait chaud, les insectes se multiplient, rongent de l’intérieur ces arbres fragiles et les voilà déplumés dans le vent, nu et clairs, déjà pourrissant. Cycle de la vie, évidemment. Mais comment ne pas craindre qu’un petit matin de fin d’été, lors d’une visite de routine, je constate que des pans entier de la forêt ne soient plus en vie. Si je dois couper tant d’arbres, même morts, c’est mon moral que j’abattrai, me laissant sur les bras des hectares de broussailles en plein soleil, à reboiser dans la douleur à coups de pioche et de serpe. Retour à zéro, 60 ans après le papi ?

 

 

Alors j’appelle de mes souhaits les plus verts que le temps passe, que la forêt ne m’épuise pas complètement, que nos sociétés ne brûlent pas le monde pas pour que je sois là pour observer cette forêt aller vers sa diversité, son mélange et son équilibre. La patience est un monstre comme un gros caillou, impitoyable et immobile. Il m’apprivoise petit à petit et j’attends que lentement, la forêt bouge.

 

 

Je dois tant à ce bout de paysage, qui porte en lui la présence de mes aïeux et qui me permet de vivre. Cette relation entre ces arbres et moi est un peu particulière. Vous savez quand on aime quelque chose qui ne plaît pas vraiment… Ces épicéas, branchus, pas très gros, fragiles, ni adapté au climat, surtout celui qui change, ni adapté au marché, celui qui veut du douglas. Cette monoculture austère, c’est mon meilleur chez moi. Elle est la plus belle chose qui soit arrivé à ma vie de forestier, malgré cela, quand je reviens de visites d’autres forêts, plus mélangées, en pleine santé qui génèrent des euros énormes, je dois avouer éprouver un peu de lassitude parfois.

 

Il faut signaler une chose. Je gère cette forêt avec mon père et ses frères. Et une orientation a été volontairement prise de privilégier la production de bois résineux : 1 parce que c’est comme ça qu’elle est née et 2 parce que c’est ce qui produit le plus  (en m3et en €).

 

 

Moi ça me va. Dans mon éventail de forêts à gérer, j’ai des forêts de feuillus et de résineux, et toutes vont vers un mélange. Celle-ci sera celle à qui je vais demander de produire une part prépondérante de bois standardisés pour des productions industrielles. Mais je m’efforcerai de faire ça de la manière qui me semble la plus écologiquement respectueuse qu’il soit. Naturellement, si rien n’avait été fait, ces sols porteraient une hêtraie pure, peut-être une hêtraie-sapinière. Rappelons qu’il y a 60 ans le point de départ était un causse. Je demande à cette forêt de se décaler un poil de sa direction originelle vers un mélange douglas-sapin-hêtre C’est une histoire de curseur à placer entre  production/euros/résineux et écologie/respect des processus naturels. 

 

En vivant sur cette terre, n’importe comment, on décale le curseur vers une atténuation de la vie biologique épanouie. Trouver cette position de curseur est le but de ma vie professionnelle sur cette forêt dans un ajustement perpétuel.

 

Nous sommes le 13 juin 2021. Les choses bougent très vite. Relire ce texte dans 10 ans sera sûrement intéressant et probablement aussi en décalage. Alors j’écris ici que j’aime cette forêt du Passet, malgré sa monoculture, ses branches et son besoin d’attention. J’aime du fond des tripes ces arbres qui ont fait de moi le bonhomme-bûcheron que je suis.