Nous sommes trois
Cette saison 2021/2022 est ma 11eme. Si la 10ème fut particulièrement laborieuse, celle-ci commence bien, je raconte.
J’ai écrit des textes d’amour à ces forêts qui m’accueillent. Ceci serait une lettre pour des chouettes bûcherons qui viennent heurter leur corps dans les bois avec moi. On connait Benji-Man; surtout maintenant que l’on ne se quitte plus, pour aucun de nos chantiers ou presque: je ne le présente pas. Sûrement qu’il aura son texte rien qu’à lui.
Ça fait un moment que j’ai ça en tête : l'envie d’être une équipe de trois. Derrière ça, pas d’objectif très clair: peut-être un peu celui d’aller plus vite sur les gros chantiers, ou l’envie de me décharger les épaules mais guère davantage.
J’avais déjà essayé. Avec Charles et Christophe, on était trois, ce n’était pas trop mal, je me souviens surtout de sacrés fou-rires mais j’ai aujourd’hui la sensation qu’en termes d’organisation de chantier, ce (je ?) n’était pas tout à fait au point.
François est mon premier pote bûcheron. Rencontré il y a 10 ans grâce aux réseaux pour les alternatives forestières. On avait le même âge, les même sensibilités mais on ne se connaissait pas non plus beaucoup. Il m’avait fait bosser sur un chantier de sylvopasturalisme. Puis on s’était un peu éloignés. Les hasards de la vie, quoi.
Et puis en 2020, il est venu sur mes forêts en tant que formateur, pour les formations du RAF, c’est là que j’ai vraiment compris petit à petit ce qu’il était devenu. Il s’était complètement « réinventé » en tant que bûcheron. Je résume : il a fui les galères liés au commerce de bois de chauffage ( quête permanente de productivité, stocks, gestion de clients) pour s’orienter vers la grimpe et la taille d’arbre et cela lui a permis de devenir extrêmement polyvalent et mobile. Un « Bûcheron-couteau-suisse » : c’est comme ça que j’aime l’appeler. Aux apprenant-e-s du stage, il expliquait comment abattre, évidemment, mais il montrait aussi plein de technique de cordes (tendre une corde pour écarter un chêne de la direction de chute d’un épicéa, mouflage pour désencrouer) ou de tronçonneuse (gruminette, etc…). Une énorme capacité d’adaptation et de démerde en toutes situations qu'il a acquis dans ses multiples expériences, rencontres et voyages.
J’ai pris conscience en comprenant François que de mon côté je m'était spécialisé sans l'avoir décidé dans la coupe et la gestion de forêt. Une version plutôt simplifié (spécialisé?) du bûcheronnage ou le tracteur-treuil est omni-présent, obnubilé que je suis par les questions de sylviculture, de gestion, de valorisation etc. Si lui s’était accompli dans la polyvalence, les voyages et l’adaptation, j’avais opéré une sorte de fusion avec certaines forêts.
François m’a toujours un peu impressionné. Il est grand avec une voix qui porte, et surtout il donne l’impression d’être à l’aise, capable de rentrer dans le tas s’il le faut. Je suis plus réservé et hésitant je dirais.
Mais c’est pas ça qui m’a empêché de lui proposer de venir avec nous pour ce chantier 2021 au Passet. J’avais plutôt des inquiétudes qui tournaient autour des questions de rentabilité, d’organisation de chantier et d’énergie : il fallait que tout le monde se sente à sa place, gagne sa vie, que personne ne se sente désœuvré, cela sans que j’aie à courir partout.
Pour parler du chantier, c’est notre grosse coupe annuelle dans les Epicéas du Passet. Chaque année, j’essaie de couper 500m3. Cette année, je visais 600m3 mais surtout dans un délai plus court parce qu’avec Ben on a d’autres chantiers qui suivent. Sinon, c’est toujours un peu pareil : on apporte de la lumière aux arbres les plus beaux avec des prélèvements légers, on fait gaffe aux semis quand il y en a… un modèle rôdé maintenant.
François est arrivé un jour de pluie de septembre, avec sa caravane. Et puis on s’est lancé. D’abord tous ensemble puis chacun de notre côté, c'était parti. Et immédiatement tout s’est mis à rouler sur des roulettes. Chacun savait ce qu’il avait à faire. Y’a eu des moments de flottement parce que j’avais ajouté une nouvelle tâche de tri et l’empilage de pins weymouth mais ça n’a pas été un vrai problème. Parce que dans le fond le chantier avançait. Et n’avançait pas qu’un peu. C’est simple : dans les épicéas, qui est la référence, à trois, on sortait presque le double du volume que l’on sortait à 2. Sans appel.
Il y a deux choses que j’ai trouvées magnifiques :
Un: chacun de nous savait ce qu’il avait à faire, autonome, compétent. En expliquant, ou en disant simplement les choses, elles sont comprises. François était dans une jolie tâche de semis… je n’ai pas eu besoin de lui préciser d’y faire gaffe.
On est tous polyvalents. On sait tous débarder, abattre, cuber, empiler avec une grue… Alors bien sûr, on se spécialise, on pratique davantage une tâche qu’une autre mais je pense que c’est très sain dans un chantier que les gens connaissent les problématiques des autres.
Et deuxième chose : ce sont les énergies. Avec Ben, on est assez proche pour au moins une chose : on aime décortiquer, prendre le temps de faire des choix, plutôt contemplatifs… François tergiverse moins j’ai l’impression, surtout qu’il était fraichement arrivé pour un temps court, avec l’envie d’envoyer du bois. Cette énergie, il nous l’a transmise.
Ça c’était François.
Ensuite Nicolas est arrivé. Mon premier stagiaire mineur. J’ai déjà reçu un petit nombre de stagiaires, mais qui étaient des gars qui me ressemblent : des reconvertis, pas mal qui ont fait des études supérieures, des charpentiers… des gens qui ont déjà bossés, qui cherchent à élargir leur champs de vision.
Nicolas est en bac pro forêt, c’est le fils d’un ami d’un ami. Au téléphone, ce n’était pas un grand bavard et il devait venir pour 4 semaines. J’étais partagé entre l’appréhension de l’ajout de charge mentale et l'envie de forces neuves. Mais ses parents n’arrêtaient pas de me répéter qu’il voulait faire du bûcheronnage manuel, qu’il voulait faire du bûcheronnage manuel. Quelqu’un qui veut manier à ce point la tronçonneuse c’est rare: ça se respecte (la tendance chez les jeunes étant plutôt à la fascination des joystics et des machines performantes). Une demande de stage inrefusable.
Dès le premier jour, il m’a impressionné. Je m’attendais à devoir lui expliquer des choses, être avec lui souvent. Tâche numéro une : ébranchage. Je me suis tenu derrière lui un moment mais au bout de 5 branches j’avais compris que je n’aurais rien à lui apprendre à ce niveau-là. Idem pour l’affûtage, idem pour l’abattage. Alors bien sûr j’avais des remarques à lui faire, des habitudes, des gestes que j’avais pu optimiser, mais c’est anecdotique. Il lui manque encore des heures et des heures de pratique, et c'est normal à 16 ans!
Ce qui m’a touché par-dessus tout c’est qu’il a tout de suite compris ce que l’on faisait : l’importance d’un travail soigneux, l’observation et le respect de l’écosystème forestier. Même ça il l’a vu sans que je lui montre.
J’espère lui avoir montré que c’est possible d’être bûcheron à son compte. Un tracteur, un treuil et une tronçonneuse, c’est un équipement qui suffit pour vivre, que ça permet de faire beaucoup de choses et des choses de qualité. Que le respect de la forêt et des clients, en vrai, c’est ça qui fait vivre.
En revanche, ce que j’ai appris moi, ce que j’ai découvert, c’est l'instinct. On parle souvent de talents innés dans le dessin, dans la musique. Nicolas, lui, a une prédisposition évidente pour le bûcheronnage, une maturité professionnelle impressionnante, à savoir quand observer, quand intervenir dans une réflexion collective… Oui, il dirait qu’il est fâché avec l’école, que la lecture ou le calcul ne sont pas son truc. Et pourquoi pas, ce n’est pas si grave dans le fond. Mais l’air de rien, il m’a montré dans son ordinateur des calculs de coûts de revient de sa tronçonneuse, de son tracteur (ah oui, il s’est déjà acheté un tracteur, à 16 ans, aidé de ses parents…). Choses assez pointues que beaucoup de bucherons n’ont idées ! Moi-même, ça me ferait du bien de passer du temps à approfondir cette dimension du métier.
Le soir, on affûtait et nettoyait nos tronçonneuses dans des tête-à-tête calmes où les machines à choyer sont des prétextes pour échanger des histoires de bûcheron. J’ai passé de bons moments avec ce bout d’homme si gentil. Et si doué déjà ! Oui, cette facilité suscite ma jalousie de voir que si jeune il n’aura pas à passer autant d’heures que moi j’ai galéré à tâtonner dans l’ignorance.
Il est reparti en voiture avec son père. J’espère sincèrement qu’il reviendra, et même s’il ne revient pas, je serai fier d’avoir eu un gars si doué avec moi.
L’autre te grandit. Ça doit être un dicton d’un mec célèbre. Je vais me servir de cette maxime sortie du chapeau pour dire qu’avec Ben, je crois qu’on a changé.
Déjà le fait que l’on accueille d’autres bûcherons sur nos chantiers est une chose.
Mais j’ai aussi pensé ça en voyant Ben foncer un peu plus. A-t-il toujours eu cette poigne? Il me semble me rappeler que lors des première fois, je le trouvais plus
timide, à passer beaucoup (du) temps à éviter des arbres qu’on ne pourrait éviter par ailleurs. Évidemment, on reste super exigeant sur la qualité de nos gestes et je mets les esprits critiques
au défi de venir sur nos coupes tenter de remplir leurs doigts du compte des arbres que l’on a blessé (parmi ceux que l’on laisse dans les bois). Mais j'ai l'impression que l'on sait mieux
quand concentrer notre application.
Par exemple; ce petit pin. Au milieu d’une lande à bruyère, pas loin d’épicéas fraichement marcotés. Il me plaisait même s’il était au bord d’une piste (risque élevé de se faire abimer par une machine) et que j’ai tardé à dégager (gêné par un gros pépère, il en avait perdu sa tête). Ben l’a frotté en sortant une grume. Intérieurement, je lui en ai un peu voulu. Mais quand fut venu mon tour de lui faire de la lumière en coupant ce gros épicéa qui lui masquait le ciel, les grosses branches qui le surplombaient l’ont embarqué dans leur chute. Cassé en deux, le petit pin.
On a finalement rit de ce pauvre arbre qui ne devait pas avoir sa place ici… Ni lui ni moi n’avions réussi à l'épargner. Oui, c’est triste mais il y a d’autres arbres à côté, il était menacé et déjà endommagé, en fin de compte terriblement mal embarqué dans la vie.
Bref, on ne peut pas faire de miracles, ou alors pas à tous les coups.
On me demande parfois si ça me rend triste de couper un arbre: rarement, parce qu'abattre est devenu un geste mécanique pour moi. Ce qui m’emmerde vraiment, c’est quand ça se passe pas comme prévu, ou alors que j’ai mal anticipé, et que je provoque un carnage involontaire. Là, ça me fait chier, là ça me ronge pendant les heures qui suivent. Dans le cas de ce pin, j’ai compris qu’on n’aurait pas pu faire mieux.
Sûr que tout cela nous rend moins poètes que dans nos jeunes années. Serions-nous devenus adultes ? C’est sûr que pour ma part, j’ai pris de la distance. Pour le mal ? Pour le bien ? Les années passant, je prends de la distance par rapport aux arbres que je coupe, j’en coupe de plus en plus et je réfléchis de moins en moins aux individus mais toujours davantage aux collectifs, surtout ceux qui restent. Je ne fais plus mes constats après chaque arbre, je les fais à la fin des coupes.
Le contraste fût frappant lorsque que Ben s’est mis à débarder sur un autre chantier avec ses chevaux. Cette fois ci nous étions 4. Lui et moi avec Jaguar et Fripon. Un chantier peu préparé, des arbres pas tout à fait marqués, dans la fatigue de décembre, sous une pluie froide avec une tronço plus petite que d’habitude. J’étais béat à regarder ces gros machins à crinière tirer les tronc et moi de remettre en cause tous mes choix d’arbres… tout était comme si j’avais oublié, comme si je ne savais plus. Seuls les mouvements de ma tronço se faisaient tous seuls, eux étaient là, toujours ancrés. J’avais retrouvé une certaine naïveté dans mon regard. Merde, regarder la puissance d’un gros cheval, ça rend gosse. Et après tant de résineux pour ce début d’année, constater le contraste : la maîtrise/ la découverte.
Oui, on a changé.
Un élément déclencheur ? Je pense aux 280 m3 pour Laure, qui nous ont heurtés dans notre confort ? Sinon simplement le cumul d’expérience ?
A enchainer les chantiers, à recevoir du monde sur nos coupes, est-ce qu’on n’a pas un peu changé de statut ? Peut-être un peu.
En parlant de changement, je crois bien que je suis à un tournant de ma carrière de bûcheron. Je vois trois directions :
1. Celle qui tente. Je continue d’étendre ce que je fais : sur d’autres forêts avec davantage de chantiers, plus de volume, plus de diversité... Mais ça devra passer par d’autres personnes dans l’équipe. salariat? Mot effrayant. Que c’est tentant de faire plus, de grandir! Plus de matos, un équilibre économique qui ne dépend pas que de mon corps seul... Mais c’est un piège connu : Avec plus de monde et plus de machines, tu passes plus de temps à gérer des personnes et des problèmes mécanique et moi, je veux rester les pieds dans l’humus et pas le cul en voiture ou l'oreille au téléphone.
2. Celle du sage. Rester où j’en suis, améliorer lentement quelques détails, trouver un rythme plus posé, me contenter de mes forêts les plus chères… Ça me plaît, forcément, mais j’ai peur de la frustration de refuser du travail, de rencontres, des belles forêts…
3. Celle qui fait peur. Dans le pire des cas, je me fais mal et je suis obligé de m’arrêter… Cette
trajectoire-là, elle est difficile à envisager. Mais il faut l’avoir en tête. Avec ce métier ça peut arriver à tout le monde, à n’importe qui, n’importe quand. Qui s'occupera de ces forêts
alors?
J'imagine que le temps et les rencontres guideront cette trajectoire. J'en parle beaucoup avec mon voisin, vdz wheels. Il monte des roues de vélo. Rien à voir avec le bois me direz-vous? J'ai
déjà dit dans ce texte que ce qui est important, c'est la qualité du travail, le respect des gens, la disponibilité: ce sont des préoccupations qu'on a en commun.
Le temps passe, 10 saisons ne sont pas rien, mais comptent pour si peu dans la vie d'une forêt et j'ai encore envie de beaucoup de choses. Ces textes me servent de bilans pour m'aider à avancer. Affaire à suivre.
François, avec moi, a pris quelques photos: