Chaleur
Terré derrière mes fenêtres comme une taupe apeurée, j’ose à peine regarder de l’autre côté de l’entrebâillement des volets. À 8h22 déjà, le ciel tape comme un four, même sans sa boule de magma flambant au-dessus de nos maisons. La chaleur brûle les yeux, brûle l’air, on dirait qu’elle flotte sous la forme d’un voile laiteux. Un blanc qui aveugle, un blanc poisseux que l’on ne voit pas.
Un blanc terrible qui ronge la peau et les cerveaux.
Un blanc c’est la peur.
Un blanc comme cette béatitude immobile.
Et c’est ma raison qui prend feu quand le disque fatal sort de son horizon prêt à tourner en abattant des épées de Damoclès sur nos sorts, tous les jours sans discontinuer. Je deviens fou, je deviens débile, je deviens amer, la chaleur blanche comme un poison.
Je pense aux forêts qui vont mourir, dans les flammes, grillées par les rayons ou dévorées par les insectes. Une mort diffuse, on ne la voit pas. La forêt meurt, les arbres cèdent par grappes
jour après jour.
Je hais cette chaleur. Et agonisant dans mon terrier, je hais, je dois le dire, nous autres humains qui l'accentuons. Le ballet des voitures des gens honnêtes allant travailler s’agite au pied de ma fenêtre, et j’imagine les climatiseurs ronronner par habitude. Des ferrailles noires, rouges, blanches, des petits camions qui transportent d’autres machines ou des déchets, des gros camions acheminant jusqu’à nos pas de porte ce confort qui nous est cher. Un ballet lugubre, resplendissant dans la lumière, crachant toujours davantage de ces gaz à la létalité si lente. Peu importe la culture, l’amitié, la beauté des ports lointains, les voyages, le tourisme, les foules, les sports automobiles, la guerre… je déteste tout ; les forêts meurent.
Je ne hais personne, je hais tout le monde. Je hais les masses, les foules ; je nous hais tous.
Et je me hais parmi nous.
Ma vie n’a pas beaucoup moins de confort que celles de mes semblables, caché derrière quatre murs en pierre qui tentent de ne pas oublier le répit de la nuit. Apeuré dans ce petit texte tout
inquiet, que je me vois déjà ajouter à la gloutonnerie d’internet, ce monstre refuge, ce semblant d’évasion, ce faux sauveur. Je le déteste lui aussi, surtout quand il me flatte.
Régulièrement, je vérifie que les météos ne veulent pas nous promettre quelques gouttes de pluie mais il n’en est rien. C’est une chape de chaleur qui reste plantée derrière ma fenêtre, pesant sur les plantes et les montagnes. Elle ne veut pas partir. Et nous ne savons pas changer. Même les clim, même les murs ne nous protègeront pas éternellement. Je suis l'un de nous et oui j'ai chaud et oui j'ai peur.
Une peur qui devient colère : en l’absence d’humain, je vivrais avec la forêt sans angoisses. Ce serait bien ! Mais… en l’absence d’humain, que serais-je ? 11h, je m’égare.
En plissant les yeux, on peut distinguer les feuillages, ils sont encore verts. Comment est-ce possible ? Comment ne sont-ils déjà noirs-carbonisés ? Pour quelle raison n’ont-ils abandonnés déjà ?
Les températures m’écrasent, ma volonté, mon corps, mes espoirs. Mais ce n’est pas trop grave si je dois disparaître. J’ai peur pour les arbres, ces plantes qui me sont si chères. J’ai peur d’un jour aller au bois et constater que tout sera mort, ça me réveille la nuit. J’ai peur de voir la forêt fracassée dans la purée blanche, brûlante. Ca me tétanise le jour : que faire d’autre qu’attendre et me lamenter ?
Quand 14h tombe, il en est fini de ma carcasse,
Je ne peux plus bouger, plus penser
Suant sur un matelas
Terrorisé par cette chaleur en éclats, mes pensées se délitent et dégoulinent à mes côtés, inutiles et vaines.
Ah ! Si seulement je pouvais dormir. Longtemps, plusieurs jours, toutes les semaines jusqu’à la fin de l’été, une longue nuit de rosée, sous un drap fin. Dormir et ne plus voir, ne plus savoir, j’attendrais alors derrière mes paupières que viennent les pluies d’automne, celles qui font rires les feuillages et glisser les chaussures sur les turricules de ver de terre.
Il faut pourtant sortir, aller voir si les forêts sont encore vivantes. A 16h, traverser ce mur de flammes qui me lacère la gueule. Traverser le parking. Rien que l’ombre d’un pin pourrait me sauver, je me réfugierais dans sa silhouette grise, faite de dentelle si fine et tant pis si les rayons poignardent mes bras en son travers. Rien qu’elle serait un oasis, mais elle ne vaudrait jamais l’ombre épaisse d’un érable, d’un hêtre ou d’un tilleul. L’idéal étant d’ajouter encore à ces houppiers massifs un sous-bois pas trop dense de sureaux et de noisetiers qui evapotranspire cette clim qui sent si bon. Mes poumons en avaleraient de grandes brassées !
C’est cette boule de feu ! Irrémédiablement accrochée au ciel, elle déverse une diarrhée de braises fantômes sur nos nuques. Le jaune des prairies a un mauvais gôut de poussière, on dirait l’Andalousie. Comme si les cailloux d’un désert à venir étaient prêts à surgir au milieu des troupeaux à l’agonie, jaillissant comme des abcès brûlants dans nos horizons.
Notre malédiction.
Mais je ne meurs pas. Je me gare sous un grand frêne. De l’ombre ! Mon cerveau reprend vie. La forêt ! Mon corps reprend consistance. Ils sont là, ils n’ont pas disparus, ils sont verts, pour l’instant
Les épicéas ne vont pas bien, on voit trop de ciel dans leur feuillage, c’est mauvais signe quand la canopée éblouit… trop d’entre eux sont partis trop tôt et ceux qui restent sont incapables de dévorer toute cette lumière qui leur tombe dessus ; elle pourfend la forêt jusqu’au sol et ce sont les fougères qui en font une orgie orgueilleuse. Je les traverse à coups de bâton tandis qu’elles tentent de m’avaler dans leurs frondes et m’égarent dans leur haut labyrinthe.
Les mouches se ruent sur moi, oppressantes comme un mauvais rêve, et pendant que je chasse une tique de mon coude, un taon enfonce son stylet dans mon cou. Ma main, quand elle veut l’écraser, glisse dans ma sueur.
Et quand j’arrive sur le sommet d’une petite butte, là où la forêt est la plus fragile, je lève les yeux vers les houppiers qui flottent au-dessus de la mer de fougère. Les cigales gueulant dans les pessières[1] font un bruit de fin du monde.
Mais je vois, du haut de leur tronc, ces fébriles bougies vertes dans la fournaise blanche. Elles ne sont pas toutes mortes encore. Menues silhouettes fragiles esseulées dans l’air. Une fragilité qui donne les larmes aux yeux : leur écorce est si fine ! Nombre d’épicéas sont dévorés de l’intérieur par les scolytes[2] qui grouillent sous l’écorce. Une vision d’horreur, on est en juillet, ce n’est que le début. Et je dois m’estimer heureux, ce ne sont des flammes véritables qui les dévorent…
Mais tous ne sont pas morts déjà. Un signe d’espoir ? Quelle force ! Quel courage ! Quelle ténacité ! Ces épicéas qui survivent malgré tout sont des héros. (Même les morts sont des héros, tombé au combat, je les aime tous). S’ils sont encore là, si eux ont survécu, alors je peux espérer, encore un peu.
Leur existence à elle seule est un espoir. Et les regarder soigne mon esprit malade. Je sais où trouver, à leur ombre,
des taches de semis qui semblent moins concernées par les problèmes qui viennent du ciel, maigrement protégés par des ombres frêles. Quand je regarde de près cependant, je vois que les plus petits, mes petits arbres de la pluie de graine de 2021 meurent en nombre : un pour trois, un pour
deux ? En restera-t-il suffisamment ? Ces petits arbres pourraient-ils refaire une forêt rapidement ? Sauront-ils dompter ce climat rendu fou ? Seront-ils assez nombreux ?
Assez diversifiés ? Ils sont là, c’est déjà magnifique. Je voudrais me plonger dans leur masse mais leur branches ne veulent pas de ma carcasse d’humain, alors je me contente de leur
effleurer les rameaux en espérant que mes pensées pleines d’espoirs et de pardons pénètrent leurs cellules.
Les arbres sont ma peur et ma
bouée.
[1] Pessière : forêt composée d’épicéas
[2] typographe : coléoptère se nourrissant des cellules de bois sous l’écorces, provoquant la mort des épicéas. En parlant de scolytes et de mauvais rêve: https://www.youtube.com/watch?v=5KLNQ2NTOyY